Mon bébé, tu n’es pas comme dans les livres
Je suis enseignante en littérature, alors mon rapport aux livres a toujours été particulier. Je n’aime pas que les romans. J’aime les manuels, les guides, les instructions. Plus encore : j’aime la papeterie, les cahiers, les agendas. Je ne suis donc pas tant enseignante que maîtresse d’école. Inutile de dire que lorsque j’ai découvert ton existence, petite passagère de mon ventre, j’ai téléchargé mille applications et je me suis rendue à la librairie pour me procurer un très gros livre. Je voulais tout savoir de toi, ma précieuse petite cargaison. J’aimais suivre ton évolution, savoir à quoi ton métabolisme occupait ses journées. J’ai attendu avec impatience qu’on me remette le Mieux-Vivre, comme si cela marquait ma grossesse d’un sceau d’authenticité : enfin, j’avais ma petite bible dans mon sac, enfin je t’attendais encore plus pour vrai.
J’ai consacré les dernières semaines de ma grossesse à tout lire sur l’accouchement. Les chapitres concernant le grand événement comme d’agréables lectures obligatoires, proprement annotés, soulignés et surlignés. Un cartable séparé par des intercalaires dans mon sac d’accouchement : plan de naissance, méthodes de gestion de la douleur, positions de yoga à adopter pour faciliter ton marathon vers la ligne d’arrivée.
Mais voilà que toute cette précision, que toute cette planification maniaque s’est déglinguée. Deux semaines avant le jour J, tu as précipité ton arrivée. Sans signes annonciateurs. Je faisais cuire du poulet. Deux heures plus tard, sans signes annonciateurs, tu étais là. L’équipe soignante s’en est étonnée. Tu es mon premier bébé. Tu n’as pas le temps pour les cartables bien nets, pour la musique douce, pour les points de pression ni même pour l’anesthésiste. Tu es une sprinteuse. J’ai cru que tu serais rapide en tout.
J’ai cru que tu serais rapide en tout. Puis, j’ai cru que tu serais juste à temps. Enfin, j’ai dû me rendre à l’évidence et me référer à mes livres d’un œil inquiet. Malgré ton arrivée à la Usain Bolt, tu n’étais pas une athlète. Les guides m’indiquaient plutôt que tu étais en retard moteur. Retard! Quel mot inquiétant pour une enseignante! C’est celui qui, pour nous, rime avec difficulté, avec détresse, avec efforts supplémentaires.
Bien que ta médecin ne soit pas follement inquiète pour toi, nous avons fait connaissance avec une fantastique équipe de physiothérapie. Maman est comme ça : Maman s’inquiète facilement et se transformer en coach d’entraînement spécial bébé la rassurait.
Six semaines plus tard, le printemps est arrivé et je crois que tu t’es un peu améliorée. Le printemps est arrivé et je crois que tes efforts commencent à porter des fruits. Tu supportes de mieux en mieux les périodes de jeu sur le ventre. Tu saisis les jouets autour de toi. Peut-être ne te retournes-tu pas encore, peut-être ne seras-tu jamais la Simone Biles de la gymnastique pour bébés : c’est que tu préfères regarder partout autour de toi, rêvasser, ricaner, gazouiller. C’est le printemps et je crois que tu t’améliores, mais Maman s’améliore aussi. Je me suis éloignée un peu de ma bibliothèque et j’apprends à vivre à ton rythme. Mon bébé, tu n’es peut-être pas comme dans les livres, mais tu vas parfaitement bien ainsi.
Sabrina Veillette